4

Bak, Hori et Kasaya dépassèrent le dernier sanctuaire de la barque sacrée et s’arrêtèrent au bout de l’allée processionnelle afin de contempler la foule en contrebas. Pour eux qui avaient vécu sur la frontière sud, où la population était rare vu la difficulté d’arracher à la terre une maigre subsistance, le nombre immense d’individus rassemblés en ce seul lieu était sidérant.

— J’ai grandi de l’autre côté du fleuve et j’ai souvent assisté à cette fête, confia Hori, pourtant je n’avais jamais rien vu de tel. Chaque année, on dénombre plus de visiteurs venus de très loin, et chaque année la procession gagne en apparat.

— Et toutes ces merveilles qui s’offrent à nous ! s’extasia Kasaya. La nourriture, les acrobates, les musiciens…

Il perdit le fil de ses idées, distrait par une jeune passante au charme sensuel. Bak sourit.

— Je suis affamé. Pas vous ?

— Non, répondit Hori. Nous avons mangé il y a moins d’une heure.

Chassant de ses pensées la mort et le devoir, Bak les précéda dans la grande cour antérieure. Au fond se dressait la porte principale, percée dans la haute muraille de brique qui ceignait le sanctuaire sud et ses dépendances. La procession avait déjà pénétré dans le domaine sacré, mais la cour fourmillait de monde. Dans un brouhaha de conversations et de rires, on se pressait autour des échoppes rudimentaires pour acheter selon sa fantaisie ou pour admirer des numéros d’animaux dressés et de singes malicieux, des concours de tir à l’arc, des luttes au bâton ou à mains nues. Kemet partageait ces réjouissances avec des étrangers souriants – à la peau foncée, venus du Sud profond, ou barbus et mystérieux, originaires du Nord. Les pauvres observaient les riches, béant devant leurs somptueux bijoux et leurs perruques ornées de joyaux. Les notables détaillaient l’apparence de leurs pairs avec un intérêt aussi avide, quoique plus furtif. Des policiers et des soldats à l’œil exercé déambulaient, guettant les voleurs et les perturbateurs.

Attiré par un arôme de viande rôtie, Bak se fraya un chemin jusqu’à un foyer découvert, entouré de fumée, au-dessus duquel était suspendue la carcasse d’un agneau bien cuit. Il échangea les jetons de la garnison contre plusieurs morceaux, une miche de pain et, à une autre baraque, trois cruches de bière. Rejoignant Hori et Kasaya, il trouva un pan de muraille libre, près du fond de la cour, où s’asseoir et se restaurer. Les deux jeunes gens engloutirent la nourriture avec autant d’appétit que lui.

De là, ils observèrent l’activité alentour. Des enfants jouaient parmi les baraques et la foule en poussant des cris de joie stridents. Des chiens et des singes furetaient parmi les ordures jetées derrière les étals et de l’autre côté du mur, cherchant des restes de nourriture encore comestibles. Guidés par des palefreniers, des attelages splendides sortaient de l’enceinte sacrée, puis traversaient la multitude pour disparaître dans une rue latérale.

Le repas terminé, Bak grimpa sur le mur pour tenter d’apercevoir Amonked dans la cour. Il repéra ses Medjai dispersés çà et là devant divers spectacles, mais il ne put trouver le cousin d’Hatchepsout. Sans doute avait-il accompagné la procession dans le domaine sacré.

Les gens affluaient de toutes les directions. On montait des baraques supplémentaires, offrant d’innombrables tentations, pour accueillir la foule grandissante. De nouvelles troupes de danseurs, de musiciens, d’acrobates et de lutteurs se joignirent à la cohue. L’écho de cette liesse devait résonner d’un bout à l’autre de la cité.

Ayant donné congé à ses compagnons, Bak se mit en quête d’Amonked. À l’entrée de la muraille, un membre de la garde royale remarqua son bâton de commandement et le laissa passer. À l’intérieur aussi, la presse était intense. Une grande cour à ciel ouvert s’étendait jusqu’au vaste portique à colonnade érigé devant le sanctuaire. Les échoppes qui s’alignaient au pied des murailles proposaient des offrandes destinées aux dieux : des montagnes de fruits et de légumes, du gibier et du bœuf, des cruches de vin, de bière, de miel, d’huiles aromatiques, des récipients d’or ou de bronze et des brassées de fleurs. Bak n’avait pas souvenir d’avoir déjà vu un tel déploiement d’abondance.

Plusieurs bœufs superbes se serraient dans un coin en mugissant, terrifiés par l’odeur de sang frais de leurs congénères, que des bouchers tuaient, saignaient et découpaient en sacrifice propitiatoire. Des relents de fumier, d’encens, de parfum et de sueur se mêlaient dans l’air lourd.

En contemplant la longue cour dans toute sa perspective, Bak revécut la première fois qu’il avait assisté à ce rituel, perché sur les hautes épaules de son père. Comme à présent, il avait aperçu l’or des barques divines au-dessus des têtes sans parvenir à voir les souverains. En dépit de lui-même, du fait qu’Hatchepsout l’eût exilé sur la frontière sud et que le jeune Touthmosis détînt peu de pouvoir, il ressentit une légère déception.

 

Il distingua Amonked non loin de la porte principale, avec le grand trésorier Djehouti et Pentou, le gouverneur de This. Auprès d’eux se trouvaient l’épouse de Pentou et sa sœur, un homme qui arborait le crâne ras des prêtres et un autre aux cheveux blancs ondulés qui se tenait raide comme un soldat. Excepté ces deux derniers, tous portaient des perruques et des bijoux somptueux, conformes à leur statut élevé.

Amonked remarqua Bak, adressa quelques mots à ses compagnons et vint à sa rencontre.

— Tu as du nouveau ?

— Rien d’intéressant, à mon grand regret, dit le policier, qui lui exposa alors ce qu’il avait appris. Peut-être en découvrirai-je plus demain, mais aujourd’hui tout autre effort serait futile.

— Étant donné les circonstances, tu as agi au mieux.

Amonked lui donna une petite claque sur l’épaule et ajouta en souriant :

— Maintenant, viens avec moi. J’ai cru comprendre que tu avais rencontré Pentou et Djehouti, il y a quelques jours. Il faut que vous fassiez plus ample connaissance !

Avant que Bak ait pu protester, Amonked l’entraîna par le bras vers le petit groupe. Certain que ces hauts personnages n’auraient gardé de lui qu’un vague souvenir, il fut surpris de l’accueil amical qu’ils lui réservèrent.

— Bien entendu, tu te souviens de mon épouse, Taharet, dit Pentou en prenant la main de la jeune femme élancée, à laquelle il sourit d’un air adorateur.

Elle inclina la tête et observa le lieutenant avec une franche curiosité. Il eut soudain la désagréable impression d’être un scarabée passant sur le sable, sous le regard vif d’un petit garçon tenant une cruche vide à la main.

Le gouverneur échangea avec elle un coup d’œil de connivence, et présenta l’autre jeune femme.

— Et tu te souviens de Meret, sa sœur cadette.

— Bien sûr, gouverneur, répondit Bak avec un peu d’embarras.

Les yeux de Meret pétillaient de malice, comme si elle comprenait la situation dans laquelle il se trouvait.

— Nous venions d’arriver à Ouaset et tu te trouvais sur le bateau amarré derrière le nôtre. Tu étais aux côtés d’un commandant de garnison venu du Sud, je crois.

— Le commandant Thouti, en effet.

— Lieutenant, voici Sitepehou, grand prêtre d’Inheret, continua Pentou en posant la main sur l’épaule de son compagnon. Il est pour moi un conseiller de toute confiance, aussi proche qu’un frère.

Bien découplé et le visage harmonieux, Sitepehou semblait avoir environ quarante ans. Une cicatrice boursouflée sur son épaule gauche témoignait qu’il avait fait carrière dans l’armée dans son jeune âge. Inheret, le dieu-chasseur, s’était identifié avec Chou, fils de Rê. Le principal siège de son culte se trouvait à This.

Le prêtre sourit, mais Pentou ne le laissa pas répondre à cette présentation et fit signe à l’homme à l’allure militaire d’approcher.

— Voici celui qui me seconde depuis toujours : Netermosé, dont la patience et la bonne volonté à m’aider dans toutes mes entreprises ne connaissent pas de limite.

Bak observa le secrétaire avec intérêt. Les traits ingrats, creusés de rides profondes, s’accordaient mal avec sa stature frêle et ses cheveux blancs. La plupart de ceux qui occupaient son genre de poste étaient beaucoup plus jeunes ; ils acceptaient des corvées et se pliaient aux caprices de leur maître dans l’unique espoir d’accéder un jour à une meilleure situation.

— Pourrait-on partir d’ici, mon bien-aimé ? demanda Taharet. La chaleur est suffocante et cette puanteur me rend malade.

Confus de ce rappel doux, mais clair, qu’il manquait de sollicitude envers elle, le gouverneur regarda autour d’eux comme s’il avait oublié le soleil ardent, la cohue, les mugissements du bétail et les odeurs nauséabondes.

— Pardonne-moi, ma chérie. Bien sûr, nous partons.

— J’espérais que nous serions tout près d’Ipet-resyt, où nous verrions Maakarê Hatchepsout et Menkheperrê Touthmosis présenter leurs offrandes. Mais nous sommes si mal placés…

Elle regarda Amonked avec espoir.

— J’ai fait de mon mieux, mon amour, assura Pentou en lui prenant le bras pour l’accompagner vers la porte.

— Je regrette parfois que ton « mieux » ne soit pas plus efficace.

Amonked et Djehouti avaient le même air de réprobation. Meret, impassible, cachait ses sentiments. Sitepehou et Netermosé évitaient de se regarder, comme embarrassés par la faiblesse du gouverneur.

Hors de l’enceinte sacrée, le secrétaire leur ouvrit la voie dans la cour noire de monde, jusqu’à un demi-cercle d’ombre prodigué par un sycomore dont les branches retombaient par-dessus le mur. Les travail leurs des champs qui s’y étaient installés se hâtèrent de partir dès qu’ils posèrent les yeux sur les nobles intrus. Ceux-ci purent alors jouir d’une relative tranquillité.

Taharet prit un carré de lin coincé sous un de ses bracelets et se tapota le front. Souriant à Amonked, elle lui dit :

— Notre demeure se trouve à deux pas, intendant. On peut même la distinguer d’ici. La maison avec les arbres en pot sur la terrasse, précisa-t-elle en tendant un doigt gracieux vers une série de bâtiments mitoyens, à l’est d’Ipet-resyt.

— Charmante.

Bak réprima un sourire. La voix d’Amonked était restée aussi neutre que l’expression de Meret. Depuis son âge le plus tendre, il marchait dans les couloirs du pouvoir de la maison royale. Quand la diplomatie ou la dissimulation s’avéraient nécessaires, il en usait à la perfection. Comme à cet instant, où il détestait la femme, mais ne souhaitait pas se mettre mal avec l’époux trop épris.

— Ah, voici Pahourê, mon intendant ! se réjouit Pentou, à la vue d’un homme qui se pressait au sortir d’une ruelle ombragée entre deux blocs de bâtiments. Grâce à lui, notre installation temporaire à Ouaset a paru si facile que j’ai à peine remarqué le changement.

Plusieurs serviteurs et des servantes suivaient l’intendant. Pénétrant dans la cour par une entrée latérale, Pahourê se dirigea vers Pentou et son groupe, tandis que les autres se perdaient dans la foule, bien décidés à se divertir. La ceinture de son pagne à mi-mollets se tendait sur une bedaine naissante. Son large collier de perles soulignait la musculature de ses épaules et de ses bras. Bak estima qu’il allait sur ses trente-cinq ans.

Pentou le présenta, aussi profus dans ses éloges que pour Netermosé et Sitepehou. À l’instant où il s’arrêta pour reprendre haleine, Taharet soumit Pahourê à un flot de questions concernant l’organisation de la maison.

Sitepehou les contempla d’un air indéchiffrable, puis leur tourna le dos pour s’intéresser à Bak.

— Avant que tu ne nous retrouves dans l’enceinte sacrée, lieutenant, Amonked chantait tes louanges. Quelle vie aventureuse tu as menée sur la frontière sud ! Il paraît que ces tribus du désert sont parfois farouches.

— Bak est officier de police, et brillant de surcroît, assura Amonked avec la fierté d’un oncle vantant son neveu préféré. Sur la frontière, un officier de police doit d’abord et avant tout être un soldat.

— Il semble que tu aies toi aussi connu les champs de bataille, dit Bak, pensant détourner l’attention de lui.

Sitepehou effleura sa cicatrice et haussa les épaules.

— Une simple escarmouche, rien de plus. Cela s’est produit au Retenou[13]. Tu sais comment sont ces roitelets de cités-États. À les en croire, ils seraient aussi innocents que l’agneau qui vient de naître. Mais à la plus légère insulte d’un autre roi, ils crient à l’injustice et prétendent obtenir réparation – alors qu’ils ne visent en réalité qu’à accroître leurs richesses et leur pouvoir. Ma compagnie d’infanterie s’est trouvée prise entre deux de ces rois… Et me voici marqué à vie, conclut-il avec une bonne humeur mêlée de résignation.

Bak sourit. Lui aussi avait des cicatrices, mais aucune aussi impressionnante.

— Nous avons livré peu de vraies batailles, à Ouaouat[14]. Nos ennemis étaient le plus souvent des contrebandiers, ou des voleurs qui harcelaient des villages impuissants.

Amonked se rembrunit. L’expérience lui avait appris que les affrontements étaient parfois très âpres sur la frontière. Pahourê, qui avait échappé à Taharet, se mêla à la conversation.

— Il y a longtemps, j’ai servi sur un navire qui sillonnait la Grande Verte. Nos batailles, c’était surtout contre des pirates que nous les menions. Mais celles dont je préfère me souvenir se sont passées dans des ports étrangers, confia-t-il à ses compagnons avec un léger sourire. Nous buvions, faisions bonne chère et nous bagarrions rien que pour le plaisir.

— Je crains que mes plus belles batailles n’aient eu lieu à This, pour convaincre les propriétaires fonciers de payer toutes les redevances dues à mon maître et à la maison royale, avoua Netermosé d’un ton piteux. À l’inverse de toi, gouverneur, qui sais remporter la victoire par la diplomatie.

— Pas toujours, Netermosé, tu le sais bien. J’ai…

Taharet posa la main sur le bras de son époux et l’interrompit avec l’arrogance d’une femme sûre de sa position.

— Nous avons des invités demain, annonça-t-elle à Amonked. Nous serions très heureux que vous nous honoriez de votre présence, toi et ta digne épouse.

— Je regrette, mais elle ne pourra venir. Elle fait partie des chanteuses d’Amon. Un privilège appréciable, certes, mais qui requiert le don de sa personne et de son temps tout au long de la fête. Elle sera entièrement prise ces dix prochains jours.

Taharet parut impressionnée et en même temps déçue, comme il se devait.

— Ne pourrais-tu venir sans elle ?

— D’habitude, je ne…

Pris d’une hésitation, Amonked posa les yeux sur Bak, puis répondit en souriant :

— S’il m’est permis d’amener mon jeune ami que voici, j’en serai heureux.

Radieuse, Taharet regarda tour à tour son mari et Bak.

— Tu viendras, lieutenant, n’est-ce pas ?

Celui-ci avait la sensation que quelque chose lui échappait. Il interrogea Amonked d’un coup d’œil. Le gardien des greniers d’Amon hocha la tête et esquissa un sourire indéfinissable. Bak accepta.

— J’en suis enchantée, et Meret aussi. Tu trouveras en elle une très charmante compagne.

Ce fut seulement quand le groupe se fut séparé et que, avec Amonked, il flâna dans la cour remplie d’une foule joyeuse, que l’idée le traversa : l’intendant d’Amon, et peut-être Djehouti ou Pentou, essayait de les marier, Meret et lui. La jeune femme était adorable, mais si son caractère ressemblait si peu que ce fût à celui de sa sœur, il n’en voulait pas.

 

— Ils me font penser à toi, chef, lorsque tu manies ton bâton de commandement. Tu te rappelles la fois où…

Sans quitter des yeux les deux hommes qui s’affrontaient, le sergent Pachenouro relata à Bak une anecdote que celui-ci avait depuis longtemps oubliée.

Il l’écoutait d’une oreille distraite tout en savourant le combat. Les adversaires, l’un représentant la partie occidentale de Ouaset et l’autre le village de Madou, assenaient vite et fort des coups de leur long bâton de bois, s’obligeant tour à tour à reculer sur le petit espace qui leur était alloué. Chaque série de coups et de parades s’interrompait quand l’un des deux s’écartait d’un bond ou d’une virevolte. Chaque bref répit prenait fin dès que l’un sentait son adversaire relâcher sa vigilance – ou que l’assistance impatiente commençait à huer et à siffler. La sueur baignait leurs corps oints d’huile, la poussière s’élevait sous leurs pieds. Les spectateurs lançaient des paris, hurlaient des encouragements, gémissaient à chaque revers de leur favori.

— Tu te débrouillerais bien, chef, insista Pachenouro, captivé par la bataille. Mieux que ces deux-là. Pourquoi ne défies-tu pas le vainqueur ?

Riant, Bak poursuivit son chemin. Il repéra trois de ses Medjai devant des acrobates qui enchaînaient les sauts périlleux arrière au rythme d’un tambourin et des battements de mains des spectateurs. Bak les observait, admiratif, quand il eut conscience d’une tache de couleur au-delà des corps bondissants – les cheveux roux frisés de l’homme auquel Meri-amon avait passé un message. Il scrutait la foule. Le policier doutait qu’il le reconnaisse, toutefois il poussa un soupir de soulagement lorsque le regard inquisiteur glissa sur lui sans s’arrêter.

Le tambourin modifia sa cadence, un serviteur distribua des perches. Pendant que deux des acrobates en élevaient une de plus en plus haut, les autres prenaient appui sur la leur pour s’élancer par-dessus. L’homme roux jeta un coup d’œil vers sa droite et son visage s’éclaira. Bak remarqua un étranger au teint basané, qui se frayait un chemin à coups d’épaule à travers les badauds. L’homme roux obliqua vers lui.

Bientôt, tous deux se trouvèrent côte à côte et se mirent à discuter. Bak n’avait aucun moyen de savoir ce qu’ils disaient et ne pouvait s’approcher, de peur d’attirer l’attention. Leur conversation fut brève et le ton monta très vite. L’étranger secouait souvent la tête pour marquer son désaccord. Empourpré par la colère, l’homme roux lâcha une dernière remarque puis s’éloigna d’un pas pressé.

Bak hésita. Bien que le comportement furtif de Meri-amon fût apte à susciter des soupçons, ces hommes n’avaient rien commis de répréhensible, et l’on ne pouvait établir de rapprochement entre leurs faits et gestes et le meurtre d’Ouserhet. Néanmoins, la curiosité l’aiguillonna.

Prenant congé de ses Medjai, il suivit l’homme roux jusqu’à un cercle de badauds encourageant deux lutteurs, puis jusqu’à un concours de tir à l’arc. Rien de notable ne s’étant produit, il fut fort tenté d’abandonner la poursuite. Toutefois, son gibier regardait sans cesse alentour, comme s’il espérait rencontrer quelqu’un. Mais peut-être savourait-il simplement les festivités.

 

Rê sombrait vers l’horizon occidental et l’homme aux cheveux roux rebroussait chemin vers Ipet-resyt, quand Bak aperçut Amonked dans un petit groupe de spectateurs. Ils regardaient une douzaine de nomades du désert bondir avec un ensemble parfait au rythme trépidant d’un tambour. L’homme roux s’étant arrêté pour admirer des danseuses, Bak se glissa à côté du gardien des greniers d’Amon.

— Je n’ai jamais vu une foule aussi étonnante ! remarqua Amonked. Si ma cousine pouvait voir cette multitude, la joie sur tous ces visages, elle en serait heureuse au plus haut point.

— Je me félicite d’être un simple serviteur et non le fils d’un dieu. J’imagine ce que Menkheperrê Touthmosis et elle endureront à l’intérieur du temple. La quasi-obscurité. L’air étouffant, saturé d’odeurs d’encens, d’huile brûlée et de nourriture. Le murmure incessant des prières. Les genoux et le dos endoloris à force de rester prosterné des heures durant devant Amon…

— Amon est un dieu très bienveillant, mon jeune ami. Son service est parfois fastidieux, cependant on doit mettre de côté tout souci personnel et laisser la piété envahir son cœur.

L’œil pénétrant de Bak ne put déceler d’ironie ou de cynisme dans l’expression de son compagnon.

L’homme aux cheveux roux s’éloigna. Bak se sentait obligé de le suivre, or Amonked, comme il l’avait constaté quelques mois plus tôt, se laissait volontiers arracher à la monotonie de son existence.

— J’ai suivi un homme jusqu’à présent en pure perte. Aimerais-tu te joindre à moi ?

Amonked regarda avec scepticisme le flot d’humanité qui les entourait.

— Certes, cela me plairait. Mais dans cette foule ? Comment serait-ce possible ?

— Viens. Je vais te montrer.

Bak désigna d’un geste discret son gibier, qui flânait devant une rangée de baraques proposant des amulettes et des babioles aux couleurs vives, souvenirs de la fête.

— Vois-tu cet homme aux cheveux roux frisés ? Pas un sur mille n’a une chevelure de cette couleur. Comme il n’est pas grand, on le perd souvent de vue, mais une recherche diligente ne manque jamais de porter ses fruits.

— Dépêchons-nous ! le pressa Amonked, saisi par la passion de la chasse. Il ne faut pas le perdre !

Souriant, Bak fit signe à son aîné de le précéder. Amonked se prit au jeu, détournant rarement son regard de l’homme devant eux. Par bonheur, il n’était pas du genre à attirer l’attention sur lui et, en dépit de son élégance, se fondait dans la foule.

Leur poursuite les conduisit dans des ruelles qui semblaient une version réduite et plus gaie du quartier étranger de Ouaset. Les mets qu’on y vendait avaient une odeur et un aspect différents des plats de Kemet. Les danseurs portaient des costumes extraordinaires ; la musique, plus stridente, offrait une sonorité et un rythme inhabituels. Les attractions étaient similaires, mais avec des règles insolites. Les hommes et les femmes qui déambulaient venaient de terres lointaines, situées aux quatre points cardinaux ; souvent étonnants dans leur apparence, ils parlaient des langues impossibles à comprendre.

Un demi-cercle de curieux regardait une troupe d’acrobates hittites qui formaient une pyramide humaine, accompagnés par les battements d’un seul tambour. L’homme roux passa en revue les spectateurs, puis se faufila entre eux d’un air déterminé pour s’arrêter près d’un petit scribe replet, vêtu d’un long pagne.

— Connais-tu celui qui se trouve à côté de lui ?

La question était naïve, Bak le savait. Des centaines de scribes parcouraient chaque jour les rues de Ouaset, et des centaines d’autres étaient venus de tout le pays pour participer aux festivités. Cependant, Amonked l’avait déjà surpris par la somme de connaissances emmagasinées dans son cœur.

Le rythme du tambour s’accéléra. Le dernier acrobate grimpa au faîte de la pyramide et se redressa sous les acclamations de la foule enthousiaste.

— Il s’appelle Nebamon, répondit Amonked. Il supervise un groupe d’entrepôts situé dans l’enceinte sacrée d’Ipet-isout, et dont fait partie celui où le meurtre a eu lieu. Il est responsable de nombreux objets précieux utilisés pendant les rituels : des huiles aromatiques, du lin fin, du bronze et des récipients d’or.

— Ceux que Meri-amon remet aux prêtres ?

— Ceux-là et bien plus encore, précisa Amonked en enfonçant une mèche de cheveux rebelle sous sa perruque. La tâche de Nebamon est plus complexe et relève d’un plus haut niveau d’autorité. Il reçoit des articles acheminés à Ouaset par le fleuve, en provenance de tout Kemet, et contrôle leur distribution. Ces deux-là sont-ils en train de se parler, ou notre ami aux cheveux roux se trouve-t-il à côté de Nebamon par hasard ?

— Je l’ignore. Les gens qui discutent ont tendance à appuyer leurs propos par des gestes, or je n’en ai pas vu.

Pas plus qu’il n’avait remarqué de transmission de message.

Les acrobates rompirent leur formation. Un assistant s’approcha, chargé d’une jarre au large col renfermant des torches allumées. Chacun des acrobates en prit deux. Les tenant bien haut, ils se mirent à danser et à tournoyer au rythme toujours plus rapide du tambour, dans une frénésie de flammèches et d’étincelles.

Bak parcourait des yeux la foule admirative. Son regard s’arrêta sur un homme un peu à l’écart, vers la droite.

— En parlant de Meri-amon, le voilà.

Le prêtre observait les acrobates, apparemment indifférent à tout le reste. De là où il était, il n’avait peut-être pas remarqué Bak et Amonked, mais ne pouvait manquer de voir Nebamon et l’homme roux. Pourtant, rien dans son attitude n’indiquait qu’il les avait reconnus.

Était-ce encore de la dissimulation ? Ou le jeune prêtre avait-il aperçu les autres quand ils s’étaient joints aux spectateurs, puis n’y avait plus prêté attention ? Bak et Amonked s’étaient-ils livrés pour rien à cette poursuite, ou s’était-il passé un fait important que le policier n’avait pas su discerner ?

De nouvelles hordes de spectateurs affluèrent parmi le public et autour des baraques voisines. La cérémonie à l’intérieur de l’enceinte sacrée venait de s’achever. Le rituel des offrandes accompli, Amon, sa fille et son fils mortels étaient entrés dans Ipet-resyt. L’assistance pouvait désormais faire bombance et se divertir jusque tard dans la nuit.

Amonked attira Bak par le bras et cria à son oreille que son épouse serait bientôt libre de rentrer chez eux et qu’il avait promis de l’y retrouver. Le lieutenant lui dit au revoir. Quand il se retourna, la marée humaine avait emporté ceux qu’il avait surveillés.

 

— Ça ne me plaît pas ! maugréa le commandant Thouti, fixant d’un air rageur les charbons ardents, dans le foyer de brique crue que les Medjai avaient aménagé dans la cour.

— Le meurtre de l’inspecteur ? interrogea Neboua. L’affaire paraît assez simple. On s’est débarrassé de lui parce qu’il en savait trop.

Rassasié, mais encore tenté par l’odeur alléchante du gibier aux oignons et aux aromates, Bak plongea la main dans la grosse marmite posée sur les braises et en retira un morceau d’oie bien rôtie – festin octroyé par Amon pour célébrer le début de la Belle Fête d’Opet. Ce plat, comme bien d’autres mets plus riches que l’ordinaire de l’armée, leur avait été donné lors de la redistribution des offrandes – qu’Ouserhet aurait accomplie si on l’avait laissé vivre.

— Il faut découvrir le meurtrier, et Amonked compte sur moi pour faire de mon mieux, dit Bak.

Le regard courroucé de Thouti se tourna vers lui.

— Amonked sait bien, lieutenant, que tu ne refuses jamais de relever le défi, lorsque tu es confronté à un crime mystérieux. Et pour ça, on peut dire qu’il t’aime ! Il t’offre des assassinats comme sur un plateau.

— Bak est sans doute le seul qui ne recherche pas son amitié parce que c’est le cousin de notre reine.

Neboua cracha sur le sol en terre battue, affichant son mépris envers ceux qui espéraient tirer profit de la haute position d’autrui.

Les osselets roulèrent bruyamment par terre. Le Medjai qui les avait lancés jura avec vigueur, et ses trois compagnons de jeu éclatèrent de rire. L’un d’eux énonça un pari. Un autre surenchérit, puis un autre. Bak les regarda, amusé. La torche fixée sur le mur vacillait sous la brise, brouillant et déformant leurs traits, mais il connaissait chacun d’eux aussi bien qu’un frère.

Du jour où ses hommes étaient arrivés à Bouhen jusqu’à celui de leur départ – et, lui avait-on dit, tout au long du voyage vers le Nord –, puis encore ici, dans leur cantonnement temporaire, le jeu n’avait jamais cessé. Les paris étaient minimes, le plaisir immense, aussi refusait-il de les en priver. Deux avaient été assignés à la garde de leur logis et de leurs effets, mais la raison pour laquelle les deux autres restaient alors qu’ils étaient libres de s’amuser, Bak ne pouvait l’imaginer.

Imsiba posa la main sur le cou épais du gros chien blanc aux oreilles tombantes, adopté par Hori longtemps auparavant, qui somnolait, couché en rond contre sa cuisse.

— Crains-tu qu’Amonked nous enlève Bak, chef ?

Acquiesçant d’un grognement, Thouti prit sa cruche de bière, en but une longue lampée et la reposa avec fracas.

— C’est le second meurtre qu’il lui demande d’élucider depuis son arrivée dans la capitale. Ouaset ne manque pas d’officiers de police. Il y en a bien un capable de mener une enquête.

— Bak possède un talent exceptionnel, objecta Neboua, arrachant un morceau d’un pain plat et rond pour le tremper dans le ragoût. Mais peu importe. Pas question de le laisser ici lorsqu’on partira pour Mennoufer.

— Pourriez-vous arrêter de parler de moi comme si j’étais ce chien, incapable de comprendre un mot de ce que vous dites ? s’irrita Bak. Oui, je capturerai le meurtrier d’Ouserhet et, oui, j’irai avec vous à Mennoufer.

Pour clore le sujet, il piocha un autre morceau d’oie et le dévora à belles dents.

— Veux-tu que je t’aide à le chercher, mon ami ? s’enquit Imsiba.

— Cela t’est impossible. Ton épouse doit trouver un nouveau navire.

— Tu sais très bien que le capitaine de la barge que nous avons vendue à Abou[15] est ici avec nous. Vu qu’il commandera la nouvelle, il a intérêt à conseiller Sitamon de manière judicieuse. Je ne les accompagne au port que parce qu’elle le souhaite.

— J’apprécierais beaucoup ton aide, cependant tu dois rester auprès d’elle jusqu’à ce qu’elle acquière le navire qui lui convient. Pachenouro et Psouro se chargeront de nos hommes entre-temps.

— Promets-moi de faire appel à moi si besoin est.

— N’aie crainte, Imsiba, mais pour l’instant je n’en vois pas l’utilité. Aujourd’hui, le meurtre semble insoluble, toutefois demain, quand j’interrogerai ceux qui connaissaient la mission d’Ouserhet, ils me révéleront la cause de sa mort et, par là même, l’identité du coupable.

Le sang de Thot
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